PRÉFACE
LA FIN DES TEMPS COMYN
Ici commence l’acte V, le crépuscule sillonné d’éclairs, la dernière étape de l’histoire ténébrane. C’est aussi par cette période que l’auteur en commença l’écriture : en 1951 au plus tard, elle envoya le synopsis et quelques chapitres d’un roman intitulé The King and the Sword (« Le Roi et l’épée ») à Sam Merwin, Jr., rédacteur en chef de Startling Stories et de Thrilling Wonder Stories. Lettre de refus, probablement assortie du conseil de simplifier l’intrigue ou même d’isoler un épisode comportant un commencement et une fin repérables. Ce qu’elle fait : The Sword of Aldones est envoyé à Ray Palmer en 1957 et finalement publié par Donald Wollheim dans les Ace Books en 1962. Il avait été précédé par Projet Jason (Amazing Stories, 1958) roman situé par commodité sur la planète Ténébreuse et où un héros récurrent, Régis Hastur, joue un rôle secondaire.
Les dés sont jetés. La vie de Régis est traversée par des crises terribles : il affronte à quinze ans la rébellion de Sharra (L’Héritage d’Hastur, 1975) 1, à vingt-deux ans le retour de Lew Alton et le conflit de Sharra et d’Aldones (The Sword of Aldones, réécrit sous le titre de L’Exil de Sharra, 1981) 2 ; à vingt-cinq ans, devenu Régent, il lance le Projet Télépathe (Les Casseurs de Mondes, 1971) 3 ; à trente et un ans, il reçoit Margaret Alton, la fille de Lew, revenue de la Terre à son tour (La Chanson de l’Exil, 1995 4 ; La Matrice fantôme, 1997) 5 ; à quarante-huit ans, il meurt brusquement alors que sa politique réformiste est menacée par un revirement de ses alliés terriens (Le Soleil du Traître, 1999) 6. Et ce n’est pas fini.
Les déflagrations qui s’accumulent à la fin de l’histoire de Ténébreuse signent l’échec d’une utopie. Marion Zimmer Bradley a beau souligner que les Ténébrans, à toutes les époques, ont évolué dans l’urgence et sous la contrainte des faits, son ingéniosité ne peut donner le change : elle n’a doté les habitants de sa planète de pouvoirs psi que pour leur épargner les effets pervers et dévastateurs de la civilisation technologique. Dans cette perspective, l’arrivée des Terriens sonne la fin de la récréation ; on en a vu les effets immédiats, encore ambigus, dans L’Empire débarque7 ; avec L’Alliance, l’horizon s’assombrit : pour Ténébreuse, l’alliance avec l’Empire terrien ne se limite pas à un traité de commerce ; elle peut conduire aussi à un crime collectif contre la culture, contre l’écologie et – the last but not the least – contre l’humanité.
Cependant les crimes ne sont pas commis ou prémédités seulement par les Terriens ; les Ténébrans ont aussi leur part de responsabilité, même si leur créatrice évite de les juger en termes juridiques. Mieux : les Ténébrans ne sont pas tous d’accord. La sympathie de l’auteur va aux révoltés qui organisent des structures parallèles (les Amazones Libres) ou qui transgressent ouvertement les anciens tabous (la Tour Interdite). On verra dans le présent recueil (« Destinée à la Tour » de Deborah Wheeler et Elisabeth Waters) comment les femmes peuvent s’y prendre pour éviter le triste sort des Gardiennes et aussi (« L’Avocat du diable » de Patricia Anne Buard) comment les Terriens, de leur côté, peuvent utiliser un séjour sur Ténébreuse pour se débarrasser de leurs préjugés. Les Terriens ne sont pas uniformément mauvais : il y a parmi eux des télépathes (Les Casseurs de mondes) ; même leur technologie a parfois du bon (« Le Museau du chameau » de Susan Holtzer).
Le fond de l’affaire, c’est que l’Empire débarque sur une planète apparemment utopique, mais soumise au changement culturel. Ténébreuse évolue : six familles de Comyn ont juré le Pacte, par lequel elles s’interdisaient d’utiliser leurs pouvoirs psi à des fins de destruction massive. Ténébreuse n’est pas unifiée : la septième famille – les Aldaran – a refusé d’être liée par le Pacte et accueille les Terriens à bras ouverts dans l’espoir de les utiliser ; les quatre grands dieux ténébrans – Aldones, Avarra, Zandru, Evanda – n’ont pas vraiment étouffé le culte de Sharra, la déesse du feu.
Cette polarité explique en grande partie les drames qui s’accumulent soudain. L’Héritage d’Hastur est le récit des événements qui mènent à la Rébellion de Sharra. Les Aldaran, toujours prompts à intriguer avec les Terriens, se croient en mesure de montrer à leurs alliés la force des matrices ténébranes ; ils veulent utiliser à cet effet la matrice de Sharra, déesse du feu, qui est tombée entre leurs mains. Mais c’est la matrice – animée d’un pouvoir surnaturel – qui les manipule et leur échappe : elle carbonise leur capitale et deux astronefs terriens. La réplique de l’Empire ne se fait pas attendre.
Ce maître ouvrage fonctionne sur une gamme de rôles, dont trois sont essentiels. D’abord, Régis Hastur. Il a quinze ans. Héritier d’une grande famille, il deviendra l’un des maîtres de Ténébreuse. Seulement, il ne révèle aucun des pouvoirs psi héréditaires. Il est comme un infirme. Alors il veut partir, voyager dans les étoiles. Il voit surtout son malheur à lui, son choix à lui. Pourtant les signes se multiplient. Les pouvoirs se font rares, les dynasties s’éteignent.
Et Régis devient cadet dans la Garde Comyn. Il a beaucoup à découvrir. Les joies de l’amour. Les horreurs de la haine. Le fiel de l’injustice. Et l’infamie d’antan qui lui a coupé les ailes avant qu’il ait pu s’en servir.
Le grand second rôle, c’est Lew Alton, le paladin, le comte Roland de ce nouveau Charlemagne – et qui, au fil des romans, finira par lui voler la vedette : c’est à lui surtout que s’identifie Marion Zimmer Bradley. Envoyé aux Aldaran par le Régent, il tombe dans un piège. Drogué, il doit utiliser son paradoxal pouvoir sur la matrice pour l’éveiller. Il y perd la main droite et la liberté – car il a seul le pouvoir de la neutraliser et, dans la suite de son destin, il l’emmène partout avec lui. Mais laissons-lui la parole :
« Je m’appelle Lew Alton et je sais qu’il est trop tard. Je vis en exil sur la Terre et je n’ai pas oublié ma main calcinée, ma bien-aimée en flammes et la matrice de Sharra qui a causé tout ce malheur. Cette pierre maudite, je l’ai encore. Dès que je veux la quitter, la forme-feu se lève dans ma tête et il faut que je revienne au sombre amour.
« Je ne voulais pas être Héritier du Domaine. Mon père m’a forcé à prendre rang parmi les Comyn qui me méprisent. Un bâtard ! Je me suis révolté. Et maintenant j’erre avec ma blessure et mon père me suit partout. Il attend que je revendique mon bien. Ténébreuse est une planète épuisée dont le sort ne me concerne pas. D’ailleurs je ne pourrais pas y retourner sans Sharra. Ses adorateurs, s’ils sont encore en vie, gardent l’espoir d’embraser l’univers et voudront délivrer cette grande forme nue qui, dans la nuit des temps, se débat en soulevant des gerbes d’étincelles. Il faudrait rappeler celui qui l’enchaîna jadis… »
Ces sinistres paroles servent de propylées à L’Exil de Sharra. Six années ont passé. Le Régent, imprudemment, rappelle Lew sur Ténébreuse, et la matrice de Sharra recommence à incendier la planète ; il faut l’intervention personnelle d’Aldones, le dieu-soleil, pour la mettre hors d’état de nuire.
Pour tenir le troisième rôle – celui du traître –, il y a une bousculade. Beltran Aldaran ? Kadarin ? La grosse majorité des lecteurs et des lectrices s’est passionnée pour Dyan Ardais. Dans L’Héritage d’Hastur, c’est un excellent officier, loyal aux Comyn, mais pervers, ne reculant pas devant le viol et au besoin devant le viol télépathique. Mais dans L’Exil de Sharra, il est allié des Aldaran, traître aux Comyn et manipulé par Sharra ; il meurt dans la bataille finale.
Marion Zimmer Bradley s’étonne8 du nombre de lettres et de nouvelles qu’elle a reçues au sujet de ce personnage, où elle a combiné – dit-elle – trois traîtres de The Sword of Aldones. La réponse à cette question peut être trouvée, nous semble-t-il, dans l’attitude de la romancière elle-même, qui n’a pas consacré moins de quatre nouvelles – toutes citées ci-après – à l’analyse de cette figure caractéristique de la virilité antipathique, ne s’embarrassant pas de justifications et finalement peut-être désirable dans la brutalité de ses assauts.
Dyan Ardais présente cependant une faille entre L’Héritage d’Hastur et L’Exil de Sharra : don Juan, même à l’acte V, n’est pas Ganelon, et le comportement du Seigneur Ardais s’explique sans doute par le fait qu’il est possédé par la déesse, qu’il a perdu sa liberté. Ce n’est pas la seule rupture qui sépare les deux romans, et certains auteurs (ici, Patricia Floss dans « L’Autre côté du miroir ») ont travaillé à rapprocher les lèvres de la blessure. Mais ils ont beau faire : à ce stade, les Ténébrans sont odieux ou comiques, tragiques ou inquiétants, nostalgiques ou tentateurs. Ils incarnent toute la richesse, toute la diversité du monde.
Les Terriens, face à eux, sont moins stéréotypés que leurs prédécesseurs de L’Empire débarque. Mais sur ce point encore, les auteurs prennent leurs marques dans une tradition. A la première génération, les Terriens se perdaient sur Ténébreuse, ils y semaient des bâtards ou des enfants perdus, ils y étaient chez eux sans le savoir ; à cette strate de fonctionnaires naïfs a succédé une vague de psychiatres et d’ethnologues, à la fois conscients de n’être pas chez eux et soucieux de guérir le mal d’autrui. Jay Allison et David Hamilton, les protagonistes de Projet Jason et des Casseurs de mondes, sont passés par là, ils ont produit toute une descendance de chercheurs qui s’inquiètent pour Ténébreuse.
La planète va-t-elle se vider de ses télépathes et de sa vitalité ? Pourtant, même après Les Casseurs de mondes, voici que nous arrivent tour à tour La Chanson de l’exil, La Matrice fantôme et Le Soleil du traître. Même les Terriens s’usent. Les dieux restent.
Jacques Goimard